Chapitre 15
Dans le moment pesant qui suivit, alors que tout le monde reprenait son souffle, Faon dit rapidement:
— Ça me plairait beaucoup, Dag. Je le souhaite, je le veux, j'y tiens moi aussi. Oui. Merci bien.
Puis elle s'autorisa à respirer.
Ensuite, bien sûr, l'orage éclata.
Alors que le chahut commençait, Faon se dit que Dag aurait dû s'occuper des membres de sa famille les uns après les autres plutôt qu'ainsi, en groupe. Mais elle remarqua alors que ni sa mère ni tante Futée ne se joignaient à la pluie d'objections, et d'ailleurs, chaque fois que son père se tournait vers sa mère en quête d'encouragement, il ne recevait qu'un regard silencieux et solennel qui semblait le rendre nerveux. Tante Futée ne disait rien du tout, mais elle souriait laconiquement. Peut-être que Dag avait fait plus que réfléchir aujourd'hui.
Flèche, sans doute pour imiter la tentative réussie de son père d'embarrasser Dag avec son âge, attaqua:
— Nous n'apprécions guère les voleurs de berceaux ici, Marcheur du Lac.
Brin, d'un ton faussement pensif mais les yeux luisant de l'excitation de la bataille, renchérit.
— A vrai dire, je ne sais pas si c'est lui qui vole le berceau, ou elle qui vole une tombe!
Ce qui fit grimacer Dag, qui se fendit néanmoins d'un hochement de tête et d'un murmure: « Bien joué, Brin. »
Faon était si furieuse qu'elle menaça de servir la tourte de Brin sur sa tête plutôt que dans son assiette, ou mieux encore, de lui servir sa tête sur une assiette plutôt que sa tourte, ce qui poussa sa mère à la gronder. Si bien que Brin gagna deux fois, et faillit faire exploser Faon. Elle détestait la façon dont ils arrivaient si facilement à la faire se sentir et agir comme une gamine de douze ans, puis à la traiter comme telle en se sentant dans leur bon droit. S'ils continuaient, elle craignait qu'ils réussissent à la ramener à l'âge de deux ans et à lui faire piquer une colère à se rouler par terre. Ce qui ne servirait pas sa cause. Elle reprit son souffle et se rassit, bouillant de colère.
— J'ai entendu dire que les Marcheurs du Lac ne possèdent pas de terres, et qu'ils ne travaillent pas, à part peut-être un peu de chasse, dit Flèche, retournant à l'attaque avec détermination. Si vous courez après la dot de Faon, laissez-moi vous dire qu'elle n'en a pas.
— Tu penses que je pourrais emporter des champs dans mes sacoches, Flèche ? demanda doucement Dag.
— Vous pourriez peut-être y fourrer un ou deux poulets, ajouta Brin avec obligeance.
Dag plissa les yeux.
— Ce serait un peu bruyant, tu ne penses pas? Tête de Cuivre en prendrait ombrage. Et imagine le bazar avec les œufs qui se casseraient dans mon sac.
Ce qui fit involontairement ricaner Brin à son tour. Brin, pensa Faon, ne se souciait pas de prendre tel ou tel parti, tant qu'il pouvait jeter de l'huile sur le feu. Et il débordait de fierté lorsque les gens riaient à ses plaisanteries. Dag l'avait déjà à moitié dans la poche.
— Alors qu'est-ce que vous voulez, hein ? demanda Roseau avec agressivité, les sourcils froncés.
Dag se renfonça dans sa chaise, le visage soudain sérieux et, sans que Faon sache comment, forçant l'attention de toute la tablée. C'était comme s'il avait soudain grandi, juste en restant assis là.
— Flèche a abordé des questions très sérieuses, dit-il en hochant la tête avec approbation en direction du frère aîné de Faon, bouffi d'orgueil malgré lui. A ce que j'ai compris, si Faon épousait un gars du coin, elle aurait droit à des vêtements, des meubles, des animaux, des graines, des outils et de l'aide pour arranger sa nouvelle maison. A part son harnachement, je n'ai rien de tout ça, car ce n'est pas dans les coutumes des Marcheurs du Lac, ni dans leurs attentes. Je n'en aurais d'ailleurs pas besoin. Mais je n'aimerais pas la voir privée de ses droits et de la part qui lui revient. J'ai un autre plan pour résoudre ce problème.
Les deux parents écoutaient sérieusement, comme s'ils parlaient soudain tous les trois le même langage.
— Et quel serait-il, patrouilleur? demanda le père, les sourcils froncés en signe de réflexion plus que d'agressivité, et le visage bien moins rouge qu'au début de la conversation.
Dag pencha la tête sur le côté, comme pour le remercier, soulignant incidemment qu'il avait la permission de parler sans être interrompu par les jeunes.
— Bien entendu, je compte prendre soin de Faon et la protéger aussi longtemps que je vivrai. Mais c'est un fait établi que je mène une vie dangereuse. (Il tapota légèrement mais énergiquement son poignet en bois sur le bord de la table, ce qui, d'après Faon, n'était pas un hasard.) Pour l'instant, je laisserais sa dot de mariage ici, intacte, mais définie - écrite en toutes lettres dans le livre de famille et dans les registres du clerc, certifiée comme il se doit. Aucun homme ne connaît l'heure de son départ - de sa mort. Mais si jamais Faon devait revenir ici, ce serait en tant que veuve, pas en tant que femme séparée. (Il pencha la tête vers Faon juste assez pour qu'elle puisse voir son petit clin d'œil, et elle fut aussi ragaillardie par ce geste que refroidie par ces mots. Son cœur était en pagaille.) Elle - et ses enfants, le cas échéant - pourraient recourir alors à quelque chose qui ne prendrait pas en compte ma destinée.
La mère de Faon, le visage plissé de concentration, hocha pensivement la tête.
— En espérant que ce jour soit lointain ou même n'arrive jamais, cela devrait également être certifié par Flèche et Trèfle. Je ne peux m'empêcher de penser que Trèfle ne serait que trop heureuse de repousser ce partage des biens, avec tout le travail qu'elle aura en s'installant ici.
Flèche ouvrit la bouche et la referma brusquement, en comprenant immédiatement qu'il ne se départirait pas des ressources de la famille, mais aussi que Faon ne serait plus à la maison quand il ramènerait sa femme. Et à l'infime scintillement dans les yeux de Dag, Faon comprit qu'il avait touché Flèche exactement là où il le souhaitait, et qu'il le savait.
Un silence bienvenu s'installa assez longtemps pour qu'ils puissent terminer la tourte. Faon rattachait déjà le crochet de Dag avant que Brin ait pu s'essuyer les lèvres, et dire, avec une consternation toute fraternelle :
— Mais pourquoi voudriez-vous épouser Faon, d'abord?
Le seul ton de sa voix projeta Faon dans un abîme de mauvais souvenirs de moqueries enfantines. Comme si elle était la plus improbable personne à qui on voudrait faire la cour dans tout Bleu-Ouest et à cent kilomètres à la ronde, un croisement entre l'idiot du village et une erreur de la nature. Quelle était cette phrase stupide qui avait si bien fonctionné, à de si nombreuses reprises, pour la mettre en boule ? Hé, l'avorton ! Tu dois avoir bu du jus de Laideur ce matin! Oh combien elle s'était sentie méprisable en entendant ces mots.
— Ai-je besoin de le dire? demanda calmement Dag.
— Oui ! s'écria Flèche avec une voix sérieuse et paternaliste qui donna envie à Faon de le frapper encore plus que Brin, et qui fit même hausser un sourcil perplexe à son père.
— Ouais, vieil homme, dit Torrent, l'air renfrogné. (De toute la tablée, à part Futée, c'étaient les jumeaux qui avaient le moins parlé, mais aucun de leurs propos ne lui avait été favorable.) Donnez-nous trois bonnes raisons!
Dag baissa brièvement les paupières en signe d'assentiment tranquille et pourtant étrangement menaçant. Mais son regard de côté à Faon lui fit l'impression d'une caresse après une correction.
— Seulement trois? Très bien. (Il retint leur attention tout en paraissant réfléchir, provoquant délibérément un silence pour parler.) Pour le courage de son cœur, que j'ai vu affronter les pires horreurs que je connaisse sans flancher. Pour l'intelligence grande et avide de son esprit, qui n'arrête jamais de se poser des questions ni d'en chercher les réponses. Pour la vivacité de son esprit, qui pourrait apprendre à brûler à un bûcher. En voilà trois. Assez pour un début.
Il se leva de table, touchant brièvement l'épaule de Faon avec son crochet.
— Tout ça est étalé devant moi, et vous me demandez si je ne préférerais pas de la terre à la place ? Je ne comprends pas les fermiers.
(Il s'excusa avec un signe de tête poli.) Bonne soirée, tante Futée, murmura-t-il, et il sortit.
Faon ne savait pas si ce qui la ravissait le plus étaient ses mots ou son sens de l'orchestration. Il avait trouvé le seul moyen d'avoir le dernier mot avec un groupe de Prébleu - tirer en plein dans le mille et s'enfuir.
Et les commentaires, les moqueries ou les insultes qui auraient pu s'élever dans son sillage furent réduits à un silence honteux par le bruit de la mère de Faon sanglotant doucement dans son tablier serré contre son visage.
* * *
Le débat ne s'arrêta pas là, naturellement. Il se divisa en petites parties, Faon et Dag prenant les membres de la famille séparément ou par deux, même si Faon reconnaissait que Dag avait fait preuve d'efficacité lors du repas. Les jumeaux la coincèrent le lendemain après-midi dans la vieille grange, où elle était venue s'occuper de Grâce et Tête de Cuivre et les brosser.
Torrent s'appuya contre la cloison de la stalle.
— Faon, ce type est bien trop vieux pour toi, dit-il d'une voix dégoûtée. Il est plus vieux que papa, et papa est plus vieux que la roche. Et toutes ces blessures ! Si vous étiez mariés, tu devrais regarder ce moignon qu'il dissimule, je parie. Ou même le toucher, beurk.
— Je l'ai vu, rétorqua-t-elle sèchement, laissant s'échapper un nuage de poils de jument dans les airs. Je l'aide à mettre ses prothèses, maintenant qu'il a l'autre bras cassé. (Et elle lui rendait encore bien d'autres services, qu'elle ne tenait pas à soumettre à l'attention des jumeaux.) Vous devriez voir ses pauvres pieds ratatinés si vous voulez quelque chose d'abîmé.
Roseau s'assit sur un tonneau d'avoine de l'autre côté de l'allée, les genoux relevés et entourés de ses bras, se balançant l'air mal à l'aise.
— C'est un Marcheur du Lac, dit-il d'une petite voix. Il est maléfique.
Cette remarque stoppa net le brossage vigoureux et irrité de Faon. Grâce releva les oreilles en signe de protestation. Faon foudroya son frère du regard.
— Non, il ne l'est pas. De quoi est-ce que tu parles ?
— Il paraît que les Marcheurs du Lac mangent leurs morts pour faire leur sorcellerie. Et s'il te force à manger des cadavres ? Ou pire encore? Pourquoi est-ce qu'il veut t'avoir?
— Pour que je sois sa femme, Roseau, répondit Faon avec une triste patience. Est-ce si difficile à croire ?
— Et si c'était pour faire de la magie? demanda-t-il à voix basse.
«Il en fait déjà» n'aurait probablement pas été une réponse judicieuse.
— Quoi, tu as peur que je serve de sacrifice humain ? Comme c'est mignon, Roseau. D'une certaine manière.
Roseau se redressa, l'air indigné.
— Ne rigole pas ! C'est vrai. J'ai vu une Marcheuse du Lac un jour qui s'était arrêtée manger à la taverne de Bleu-Ouest. Radieux Charpentier m'a défié d'oser regarder dans sa sacoche. Il y avait des os à l'intérieur - des os humains !
— Dis-moi, est-ce qu'elle portait ses cheveux en chignon sur la nuque ?
Roseau la dévisagea.
— Comment tu le sais ?
— Tu as eu de la chance de ne pas te faire prendre.
— Je l'ai été. Elle m'a attrapé, m'a secoué et m'a dit que je serais maudit si je touchais encore ce qui appartenait aux Marcheurs du Lac. Elle était vraiment en colère - elle m'a dit qu'elle m'attraperait et me mangerait !
Faon fronça les sourcils.
— Tu avais quel âge, déjà ?
— Dix ans.
— Roseau, par pitié ! dit Faon avec exaspération. Qu'est-ce que tu dirais à un petit garçon que tu aurais surpris en train de fouiller dans ton sac pour l'effrayer suffisamment et qu'il ne recommence jamais ? Tu as eu de la chance de ne pas tomber sur la tante de Dag, Mari - je parie qu'elle t'aurait inventé une histoire à mouiller ta culotte pendant toute une semaine.
Soudain, elle se sentit soulagée que le couteau du partage soit rangé dans ses affaires, et elle se demanda si elle devait recommander à Dag de surveiller ses sacoches.
Roseau semblait un peu décontenancé, comme si cette idée ne lui était jamais venue à l'esprit, mais il ne lâcha pas prise.
— Faon, ces os étaient réels. Ils étaient frais.
Faon n'en doutait pas. Elle ne voulait pas non plus s'engager sur une pente glissante en essayant de fournir une explication aux jumeaux, qui lui demanderaient comment elle le savait, et ne cesseraient de la harceler tant que ses réponses ne les satisferaient pas. Elle finit de brosser le flanc de Grâce et passa à sa crinière et à son toupet.
Torrent était toujours obsédé par la différence d'âge.
— C'est dégoûtant d'imaginer un type de cet âge en train de te tripoter. Et s'il te mettait enceinte ?
Elle n'était absolument pas prête pour ça, mais cette perspective ne la remplissait pas d'horreur, au contraire. Peut-être que leurs enfants, s'ils en avaient, ne seraient pas affligés de cette maudite petitesse - voilà une pensée réconfortante. Elle sourit doucement tandis que Grâce pressait son museau velouté contre sa main et soufflait.
— Il a bien dit qu'il voulait te garder avec lui puis te renvoyer ici vivre à nos crochets.
— Seulement s'il meurt, Torrent.
— Ouais, eh ben ça ne devrait plus tarder, si ?
— Et qu'est-ce que ça peut bien vous faire, de toute façon ? Toi et Roseau allez partir à l'ouest chercher de nouvelles terres. Vous ne serez même pas là.
Elle sortit de la stalle et ferma le loquet.
— Aux crochets de Flèche et Trèfle, alors.
— Vous êtes tellement, tellement, tellement... (elle cherchait le mot approprié) désespérément stupides.
— Ah ouais ? répondit Torrent. Il raconte qu'il veut t'épouser parce que tu es intelligente, et il faut vraiment être stupide pour croire ça. Tu sais que c'est seulement pour poser ses vieilles mains sur ton jeune... être.
— Sa vieille main, le corrigea-t-elle froidement.
Et comme elle lui manquait, cette main sur son jeune... tout. Quitter Bleu-Ouest, avec ou sans mariage, n'arriverait jamais trop tôt.
Torrent imita le bruit de vomissements de façon très réaliste. Faon se dit que le transpercer avec la fourche ne serait pas une bonne idée, mais peut-être pourrait-elle au moins lui en mettre un coup sur la tête...?
— Et comment va-t-on se sentir devant nos amis, à ton avis ? ajouta-t-il. Coincés avec ce type dans la famille.
— Vu les amis que vous avez, je ne peux pas dire que ça me pose vraiment de problèmes.
— De toute façon, tu ne te soucies de personne à part de toi-même, ces derniers temps!
Roseau reprit la parole, d'un ton pressant et teinté de peur.
— J'ai compris. Il t'a déjà ensorcelée, pas vrai ?
— Je ne veux plus entendre un seul mot de vous deux.
— Sinon quoi? demanda Torrent. Tu ne nous parleras plus jamais?
— C'est une bonne idée, dit-elle d'une voix rageuse en quittant la grange avec raideur.
Toutes les discussions ne furent pas aussi exaspérantes. Faon se trouva une alliée inattendue en la personne de Trèfle, avec qui elle ne s'était jamais réellement entendue, et celle-ci réussit à convaincre Flèche. Les deux filles étaient désormais pleines de bienveillance l'une envers l'autre. Elles avaient l'impression qu'elles pourraient être les meilleures amies du monde et qu'elles avaient fait une erreur de jugement. Flèche était un peu déconcerté. Dag se servit de l'annonce de son âge pour se mettre au-dessus du lot, et il s'entretint surtout en privé avec les parents de Faon et sa tante Futée. Brin continua d'envoyer des piques avec une joyeuse équité dans le choix de ses cibles, si bien qu'il attisa la colère de tous, à l'exception de Dag qui demeurait patient et déterminé.
— J'ai déjà géré des patrouilles en train de se dissoudre et arrêté des batailles au couteau, dit-il à Faon lors d'un moment particulièrement difficile. Personne n'a encore essayé de poignarder quelqu'un pour l'instant.
— On n'en était pas loin, grommela Faon.
* * *
Au souper, le deuxième soir après la demande de Dag, les parents de Faon en étaient arrivés à interdire que ce sujet soit abordé à table, ce qui détendit un peu Dag. Le dîner s'en trouva exceptionnellement calme. Dag se dit que son projet d'extraire Faon en douceur des griffes de sa famille ne se déroulait pas aussi bien que prévu. Que cela prenne deux, vingt ou même deux cents jours, il était déterminé à persévérer, mais de toute évidence Faon était à deux doigts de craquer. Il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir son essence à la sienne et sa tension se transmettait à lui.
Ils avaient déjà pris trop de retard dans ce voyage. S'ils s'attardaient encore à Bleu-Ouest, il risquait de ne pas arriver au lac Hickory avant la patrouille de Mari, qui paniquerait en le croyant disparu à nouveau. Et cette fois, il ne leur rapporterait pas la mort d'un être malfaisant sur un plateau pour acheter leur pardon.
Les Prébleu cédaient, petit à petit. Flèche et Trèfle se montraient agréables, Futée calmement agréable et Trille juste calme. Brin s'en moquait, et le père Prébleu ne prenait pas position.
Surel et Trille rappelaient un peu à Dag les chefs de patrouille, la tête remplie de trop nombreux devoirs et détails, des désirs et des besoins divergents d'autrui. Il y avait de grandes chances pour qu'un dilemme insoluble soit éliminé. Il pensait qu'ils finiraient par céder tout simplement parce qu'ils ne pouvaient pas se permettre de passer tout leur temps et leur énergie sur un seul problème alors que tant d'autres s'accumulaient. Dag se trouvait cruel et sans pitié, mais s'efforçait de continuer d'exercer ses flatteries et sa subtile pression.
Roseau et Torrent, têtus, restaient sur leurs réserves. Dag n'aurait su dire pourquoi, puisqu'aucun des deux ne lui parlait en dépit de ses tentatives amicales pour engager la conversation. Il aurait peut-être pu arriver à quelque chose en les prenant séparément, mais ils restaient liés dans leur désapprobation. Faon, lorsqu'il lui demandait des conseils sur la façon de vaincre leurs objections, restait muette. Mais leurs remarques les plus violentes poussaient au moins leur père vers la conciliation, plus vite qu'il ne l'aurait fait de lui-même, ne serait-ce que par pur embarras. Cette opposition était elle-même sa pire ennemie.
Et pourtant... j'aurais aimé trouver de vrais frères de tente. C'était un espoir déraisonnable qu'il lui fallait dissimuler. Dag se renfrogna. Le cadeau qu'avait été autrefois la camaraderie entre lui et les frères de Kauneo à Luthlia, si agréable, n'en avait été que plus douloureux dans la perte. Peut-être était-ce mieux ainsi.
Une fois terminés les travaux d'après souper, la famille se réunissait habituellement dans le parloir, plus frais que la cuisine, pour partager la lumière de la lampe. Dag était sorti nourrir les poulets avec Faon. En rentrant par la porte de la cuisine et en s'engageant dans le couloir central, il entendit des voix furieuses s'élever depuis le parloir. Dag en était venu à redouter d'ouvrir son InnéSens en cette tapageuse compagnie, aucun d'entre eux n'étant capable de contrôler le sien un minimum. Mais il tendit l'oreille, entendant la voix de Roseau, grondante, hostile et indistincte, puis celle de Trille, rendue aiguë par la peur.
— Roseau! Pose ça! Faon me l'a rapportée de Forgeverre!
A côté de lui, Faon retint son souffle et accéléra le pas.
Dans le parloir, Roseau et Torrent avaient plus ou moins encerclé leurs parents. Trille était assise à côté de la table où était posée la lampe à huile brillante, de la couture sur les genoux. Futée était assise de l'autre côté de la pièce dans l'obscurité, le fuseau qui quittait rarement ses mains pour l'instant immobile. Brin était accroupi aux pieds de Futée, en simple spectateur en marge, et pour une fois il ne chahutait pas. Surel était debout face à Roseau, tandis que Torrent faisant les cent pas autour d'eux avec nervosité.
Roseau tenait la coupe en verre à la main et déclamait, théâtralement aux yeux de Dag :
— ... vendre ta fille à un mangeur de cadavres aux mains couvertes de sang pour une coupe en verre!
— Roseau! s'écria Faon, furieuse, en se précipitant vers lui. Rends-moi ça ! Ce n'est pas à toi !
Dag pensa que c'était la simple force de l'habitude. Confronté à cet éclat habituel de sa sœur, Roseau leva inconsciemment la coupe hors de portée des sauts de Faon. Lorsqu'elle poussa un cri de rage, il le lança à Torrent qui, tout aussi inconsciemment, l'attrapa.
Des larmes de fureur montèrent aux yeux de Faon.
— Vous n'êtes qu'une bande de chiens galeux...
— Si tu n'avais pas ramené monsieur Bon-à-rien à la maison.. commença Torrent, sur la défensive.
Ah, encore un nouveau surnom, pensa Dag. Il en collectionnait un bon nombre ici. Mais son énervement n'était rien comparé à l'impuissance humiliée de Faon.
Surel jeta un regard à sa femme affolée, dont les mains étaient pressées contre sa bouche, et aboya avec colère :
— Les garçons ! Ça suffit !
Il fit un pas en avant et commença à tirer sur la coupe. Ne voulant pas la lui arracher des mains, il relâcha sa prise juste au moment où Torrent, n'osant pas lui résister, en faisait de même.
Ce n'était la faute de personne, à proprement parler, ou du moins l'intention de personne. Dag le vit venir en même temps que Faon, et un petit cri désespéré s'échappa des lèvres de la jeune fille avant même que la coupe touche le parquet et se brise en trois gros morceaux et en une pluie scintillante d'éclats de verre.
Tout le monde se figea, horrifié. Brin ouvrit la bouche, regarda autour de lui et la referma.
Surel fut le premier à retrouver sa voix, rauque et basse.
— Brin, ne bouge pas, tu n'as pas de chaussures.
— Roseau ! Torrent ! Comment avez-vous osé ! hurla Trille, qui se mit à sangloter dans son linge.
La colère de leur mère aurait peut-être glissé sur les jumeaux, pensa Dag, mais le chagrin sincère dans sa voix sembla les frapper de plein fouet. Ils se mirent tous les deux à débiter des excuses incohérentes.
— Les excuses ne réparent rien ! s'écria-t-elle en jetant le bout de tissu, tacheté de sang car elle avait par inadvertance planté son aiguille dans la paume de sa main lors du choc. J'en ai assez de vous tous!
L'agitation était si douloureuse pour l'essence de Dag - qu'il essayait de fermer sans y parvenir -, à cause de la force du lien qui l'unissait à Faon, qu'il tomba à genoux. Il fixa les morceaux de verre éparpillés par terre devant lui tandis que les voix furieuses et angoissées continuaient de s'élever au-dessus de lui. Il ne pouvait les faire taire, mais il pouvait rediriger son attention. C'était une très ancienne méthode pour supporter l'insupportable.
Il sortit son bras droit éclissé de son écharpe, et avec celui-ci et son crochet, maladroitement, il rapprocha autant que possible les gros morceaux de verre les uns des autres. La plupart des éclats n'étaient pas plus gros que des moustiques. S'il pouvait faire bouger un moustique, il pouvait sans doute faire bouger un éclat, et s'il en faisait bouger un, il pouvait aussi en faire bouger deux ou quatre ou plus... Il se souvint de la douce mélodie de l'essence de cette coupe lorsqu'elle était posée à la lumière du soleil couchant dans leur refuge à Forgeverre, de son arc-en-ciel, et il se mit à fredonner à voix basse, montant et descendant à la recherche de la bonne note, juste... là.
Les éclats de verre se mirent à clignoter, puis à remuer, puis ils s'élevèrent et flottèrent au-dessus du plancher du parloir. Il ne les faisait pas bouger avec sa main, mais avec l'essence de sa main. L'essence de sa main gauche, celle qui n'était plus là, et cette pensée fut si terrifiante qu'il tressaillit.
Mais même la terreur ne rompit pas sa concentration. Les éclats volaient, tournant et tourbillonnant comme des lucioles autour de la coupe pour retrouver leur place. La coupe projetait une lueur dorée le long des lignes de ses brisures qui faisaient le même dessin que celles des toiles d'araignée, comme le feu d'un four à céramique, comme le feu des étoiles, comme rien de ce que Dag n'avait jamais vu sur terre. Elle scintillait, reflétant sa peau glacée, asséchée. Il gardait la note pure entre ses lèvres arrondies. Les lignes de lumière semblaient se rejoindre en ruisseaux, en rivières d'or pâle coulant dans tout le verre, puis s'étalant comme un lac tranquille sous un lever de soleil hivernal.
La lumière faiblit. Et disparut.
Dag revint à lui replié sur lui-même, à genoux, ses cheveux lui voilant le visage, la bouche tombante, les yeux fixés sur la coupe intacte. Sa peau était aussi froide et moite que du saindoux un matin d'hiver, et il frissonnait, tremblait si fort qu'il en avait mal au ventre. Il serra les dents pour qu'elles ne claquent pas.
Les seuls bruits dans la pièce étaient ceux de la respiration de huit personnes: certaines lourdes, d'autres rapides, étouffées de larmes, sifflant sous le coup du choc. Il se dit qu'il pourrait identifier le dessin de chacune seulement à leur son. Il ne pouvait se résoudre à relever les yeux.
Quelqu'un - Faon - tomba à genoux devant lui.
— Dag? demanda-t-elle d'une voix incertaine.
Elle tendit sa petite main pour toucher son menton et le relever, afin que son regard croise celui de ses grands yeux profonds.
Il poussa la coupe en avant avec son bras gauche. Elle était chaude mais pas brûlante. Elle ne fondit pas, ne disparut pas, n'explosa pas ni ne se brisa en mille morceaux. Elle chanta légèrement en raclant le plancher, la chanson ordinaire du verre ordinaire qui n'a jamais été tué et ressuscité. Il retrouva sa voix, ou du moins une imitation de sa voix. Elle lui parut étrangère, comme si elle venait de sous l'eau ou de sous terre.
— Donne ça à ta maman.
Il appuya son poignet en bois sur son épaule et se releva. La pièce vacillait autour de lui, et il craignit soudain de se mettre à vomir et de salir le parquet en plein parloir, devant tout le monde. Faon serra la coupe contre sa poitrine et se leva à sa suite, ne le quittant pas une seconde des yeux.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle.
Il secoua légèrement la tête, humecta ses lèvres glacées et sortit en titubant dans le couloir. Il espérait atteindre le perron avant que son estomac se soulève. Trille, debout, hésitait près de la porte, et elle recula lorsqu'il passa devant elle. Faon le suivit, ne s'arrêtant que pour fourrer la coupe dans les bras de sa mère.
Dag entendit la voix de Faon derrière lui, basse et féroce.
— Il fait ça pour les cœurs, aussi, vous savez.
Et elle sortit avec détermination.